Chronique | Le quatrième mur de Sorj Chalandon

  • Note : ★★★★★81sjbkjyq2l

Titre : Le quatrième mur
Auteurs : Sorj Chalandon
Editeur : Le livre de poche
Parution : 20 août 2014
Pages : 329
Prix : 7,10 €

Résumé :
L’idée de Samuel était belle et folle : monter l’Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé. Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m’a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l’a fait promettre, à moi, petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre ne m’offre brutalement la sienne…

(attention, cette chronique peut contenir certains spoilers)

J’ai lu Le Quatrième Mur pour le lycée, nous avons assisté à la pièce de théâtre qui en est tirée et nous avons également eu la chance de pouvoir rencontrer l’auteur pour lui poser nos questions. Ce fut un moment fort, empli d’émotions.

Il s’agit d’un roman dur, mais puissant, qui nous prend aux tripes alors que l’on ne s’y attend pas. Même s’il aborde un sujet difficile, il est parfois important de se confronter à ce genre de choses, surtout lorsque c’est fait avec une telle maîtrise. L’auteur parvient à mettre des mots sur l’horreur de la guerre avec sensibilité et délicatesse. La beauté des mots au service de la tragédie la plus totale. 

« Tu as croisé la mort, mais tu n’as pas tué », a murmuré le vieil homme. Je crois qu’il était soulagé. Il a allumé une cigarette, s’est assis sur ses talons. Puis il s’est tu, regardant la lumière fragile du dehors. Et je n’ai pas osé lui dire qu’il se trompait.

Dès le premier chapitre du roman, le narrateur annonce d’emblée la couleur : il s’agit d’un récit tragique. Habituellement, on parle de la mort à la fin des livres, pas au début. Or, ici, le lecteur sait dès les premières pages que le héros va y être confronté. On comprend que la mort sera omniprésente. La dernière phrase de Georges sonne comme une terrible sentence, irrévocable. Il a croisé la mort. Il a tué. Et s’il était le prochain ? Cela ne vous rappelle-t-il rien ? « Antigone, c’est la petite maigre, qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle pense. (…) Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. ». La pièce Antigone débute avec cette même idée de fatalité. L’héroïne se retrouvera confrontée à la mort, quoi qu’il arrive.

Antigone est l’une de mes pièces de théâtre préférées, pour son histoire, mais aussi pour sa symbolique et le rôle qu’elle a joué dans la Résistance. J’ai donc été très touchée par le fait que l’histoire se construise autour de cette pièce, qui est pour moi emplie de signification, de symboles. Au même titre que pendant la Seconde Guerre mondiale, le projet de monter la pièce Antigone peut être considéré comme un acte de résistance.

Alors même que la guerre nous pousse à nous interroger sur la nature humaine et les horreurs dont cette dernière est capable, l’art est bien la preuve ultime de la sensibilité dont les hommes sont dotés. Et c’est beau. Parce que si l’art est loin d’être la forme de résistance la plus efficace, c’est sans aucun doute la plus touchante. Une résistance indirecte, pacifique, morale. Une résistance qui dit non, qui refuse de se laisser faire, tout comme Antigone le fait elle-même face à son oncle Créon.

Lors d’une conférence au Salon du Livre de Paris, Sorj Chalandon définit Georges comme son double fictionnel. Il déclare l’envoyer exprès « au plus loin de ce que lui-même aurait pu devenir ». En effet, en tant que reporter de guerre, lui-même a vécu la difficulté de retourner dans un pays en paix après avoir vu l’horreur de la guerre. Comment retrouver une vie normale après cela ? Comment ne pas en revenir brisé, comment échapper à l’angoisse permanente, à la folie ? Contrairement à la majorité de mes camardes, à aucun moment je ne me suis identifiée au personnage de Georges. Cela ne signifie pas que je ne m’y suis pas attachée, bien au contraire. Mais je n’arrivais pas à me mettre à sa place. Dès le début du roman, il s’agit d’un personnage violent, anarchiste, qui ne réfléchit pas forcément aux conséquences de ses actes. Par la suite, j’ai trouvé que Georges subissait son destin plus qu’autre chose : il ne monte pas la pièce par choix, mais pour faire plaisir à Samuel, comme s’il voulait prouver quelque chose à ce dernier. A son retour du Liban, Georges est brisé. Il ne peut imaginer retourner à sa vie d’avant, ses petits tracas quotidiens lui semblent bien dérisoires à côté de ce qu’il a vécu. Les images de la guerre l’ont traumatisé. Il en devient fou. Possédé par son propre désespoir, il ne parvient à faire son deuil. Il lui faut y retourner, coûte que coûte. Le personnage de Georges me rappelle beaucoup L’étranger, dans la mesure où, lorsque la folie s’empare de lui, il cesse de réfléchir de manière rationnelle. Cependant, à la différence du personnage de Camus, lui en est conscient.  La guerre le fascine autant qu’il la craint.

En tant que lectrice, c’est assez perturbant. D’un côté, je savais que Georges n’était pas responsable de ses réactions. Qui suis-je pour juger une personne ayant connu l’horreur de la guerre ? Et pourtant, j’avais beau me répéter ces mots en boucle et en boucle, c’est avec mon regard de jeune fille de seize ans qui n’a jamais rien connu de tel que j’ai lu ce roman, et j’ai eu beau essayer, à aucun moment je n’ai pu comprendre ce personnage. Je ne pouvais pas me mettre à sa place. Comment peut-on ne serait-ce que s’imaginer vivre de telles horreurs ? J’ai détesté le personnage de Georges, détesté ce qu’il était devenu, et en même temps, je m’en suis voulu de ne pas arriver à comprendre ce qu’il pouvait ressentir. Tout au long de la fin du roman, j’étais spectatrice de sa douleur, spectatrice de la folie qui s’empare du personnage. On se sent totalement impuissant. On aimerait croire qu’il va s’en sortir, mais on comprend bien vite que c’est impossible. Georges est un personnage tragique : la mort est la seule délivrance possible pour lui.

La guerre était folie ? Sam disait que la paix devait l’être aussi. Il fallait justement proposer l’inconcevable. Monter Antigone sur une ligne de feu allait prendre les combats de court. Ce serait tellement beau que les fusils se baisseraient. « Pour une heure » , a ricané Aurore. Elle était assise. Je me suis accroupi entre ses genoux. « Une heure de paix ? Et tu voudrais que nous rations ça ? »

L’auteur déclare lui-même : « En écrivant, j’avais envie que ça marche, que la représentation ait lieu, mais je me suis aperçu que ce n’était pas possible ». En tant que lecteur, c’est aussi notre cas : on a envie que ça marche, et on y croit jusqu’au bout. J’y croyais. Le fait que la représentation ne puisse avoir lieu ne m’avait pour ainsi dire effleuré l’esprit. Et pourtant, on finit par comprendre qu’il aurait en fait difficilement pu en être autrement. Parce que comme le dit le résumé, si cette idée est belle, elle est aussi et surtout complètement folle, insensée. Ce roman raconte la guerre. Ce n’est pas un jeu, nous ne sommes plus au théâtre, c’est la réalité. Des gens meurent. Pas des acteurs, mais de vraies personnes.

Et malgré tout, au milieu de cette horreur, j’ai gardé de ce roman un réel sentiment d’espoir. Les dernières lignes du roman nous disent pourtant tout le contraire. « C’était sans espoir. Ce sale espoir qui gâchait tout. ». Cependant, dans cette fin certes tragique, je vois surtout une délivrance pour le personnage de Georges. Comme pour Antigone, il semble s’être préparé à la mort, comme s’il l’attendait. C’est lui qui vient à elle.

Peut-être n’ont-ils pas réussi à monter la pièce, mais faut-il pour autant en conclure que tout cela n’aura servi à rien ? Le projet est tout de même parvenu à son objectif premier : réunir dans l’adversité la plus totale, effacer les différences de chacun. Et c’est beau. C’est aussi en ce sens que je trouve ce roman porteur d’un vrai message d’espoir. Pour moi, ce dernier prend le pas sur tout le côté dramatique, voir tragique que l’on peut trouver à côté, et c’est ce que je retiendrais du Quatrième Mur.

J’achèverais cette chronique, déjà bien trop longue je l’admets, par une courte citation qui m’a énormément émue pendant ma lecture. Je trouve qu’elle reflète parfaitement l’ambiance du roman. Le Quatrième Mur est pareil aux tragédies grecques : une pièce où le sublime et l’horreur se côtoient, se confondent presque.

Et puis il a tiré. Deux coups. Un troisième, juste après. Cette fois sans trembler, sans que je sente rien venir. Son corps était raide de guerre. Mes larmes n’y ont rien fait. Ni la beauté d’Aurore, ni la fragilité de Louise, ni mon effroi. Il a tiré sur la ville, sur le souffle du vent. Il a tiré sur les lueurs d’espoir, sur la tristesse des hommes. Il a tiré sur moi, sur nous tous. Il a tiré sur l’or du soir qui tombe, le bouquet de houx vert et les bruyères en fleur.

Et vous, avez vous lu Le Quatrième Mur ? Si oui, qu’en avez vous pensé ?
Si non, comptez vous le lire ?
Votre avis m’intéresse ! :)

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